Dans la soirée du mardi le 15 novembre 1655.

Elle sortait de son bureau, armée de paperasses l'une plus lourde que la précédente. La somptueuse robe de velours et de satin blanc qu'elle portait ce jour là avait été tâchée d'encre bleue et de traces de poussière qu'elle avait dû amener avec elle, à la sortie de la bibliothèque. Sa chevelure nuit était ondulée et soigneusement coiffée. Elle glissait par vagues de ses épaules à ses frêles hanches, pour terminer à ses fesses.

Puis l'ont vint à elle, c'est Blue Beard qui l'interrogea le premier, s'affichant face à elle pour la regarder d'un air grave et, comme à son habitude, bête.

— J'ai l'impression que vous avez perdu la laisse qui tenait votre chien loin des ennuis... Rappelez-vous qu'il n'est pas encore dressé, il a besoin de surveillance.

— Et où est-il ?

— En face de la taverne Branstock.

— Génial.

Avait grommelé la secrétaire. Entre les chiards de son supérieur et les bêtises de son apprenti, elle n'avait, la pauvre, pas de répits. Elle quitta les Woodlands après s'être subtilement débarrassée de ses papiers. Longeant le boulevard Bullfinch, elle vu un homme - qui ressemblait tristement à Bigby - dans les bras de gros et grands gaillards qui envoyèrent l'ivrogne dans la neige froide et un brin grise par les rues sales de New York. Les lèvres pommes de Snow se pincèrent amèrement. Elle fit un pas ou deux vers l'individu qu'elle contempla un instant, là, écrasé contre la neige à balbutier des bêtises et à se frotter le nez rouge et l'oeil au beurre-noir.

— C'est agréable dites-moi ?

Elle avait posé ses mains sur ses hanches, lorgnant le pauvre homme d'un regard entre la pitié et l'exaspération.

Le visage du loup pendait lamentablement au dessus de la vieille table de bois à laquelle il s'était installé. Les derniers mois d'adaptation avaient été infernaux ! Comme les Carpates pouvaient lui manquer... N'être qu'un monstre qui se laissait guider par les besoins de son estomac... Une bien douce vie comparée aux us et coutumes des êtres humains auxquelles il avait été bien forcé de se plier en arrivant à Fabletown !

Les difficultés qu'il avait eu à embrasser sa nature d'homme - shérif du village qui plus est ! - associé au rejet manifeste de ses pairs... Avaient fini par mener Bigby dans cette sordide taverne. On lui avait conté les louanges des breuvages alcoolisés, réputés pour alléger les peines et adoucir les ennuis du quotidien... On ne l'avait certainement pas mis en garde contre la brume qui s'emparait de son esprit et embrouillait ses précieux sens.. Et son bon sens ! Aussi, c'est tout naturellement qu'il envoya son poing voltiger dans la mâchoire du Fable qui avait osé se moquer du monstre déchu !

" Qui traites-tu de chien, vermiceau ? Je ne serais JAMAIS un chien. "

La bataille n'eut guère le temps de durer avant que le pic d'alcoolémie du grand méchant loup ne le fasse trébucher et l'étourdisse. Profitant de l'occasion, les quelques gros bras du bar le jetèrent dehors sans sommation !

La neige sous son nez se teinta rapidement de rouge. Étrange ! Il ne se souvenait même pas s'être pris un coup. À peine eût-il le temps de se relever et de s'appesantir sur sa misérable condition qu'une voix claire tinta à ses oreilles.

Comment pouvait-il l'ignorer ? Comme s'il avait pu l'ignorer une seule seconde depuis qu'il s'était perdu dans cette partie du monde !

" 'Jour, Snow. " Un sourire brumeux dévoila ses crocs, lui donnant un air particulièrement... Animal. " La neige... La neige c't'agréable, oui. "

Il tituba tandis qu'il se redressait sur ses pieds, sa tête dodelinant là où la gravité la portait. Son ton, lui se faisait toujours aussi hésitant !

" 'Vous aurais bien proposé un verre, mais ils veulent plus d'moi, j'crains fort. Ils m'aiment pas beaucoup, là dedans. "

Bigby lança un regard sombre en direction de la taverne. Un instant, le loup en lui sembla prêt à bondir, attaquer à nouveau ceux qui l'avaient bafoué. Mais voilà certainement quelque chose que Snow White n'apprécierait pas, n'est-ce pas ?

Elle avait serré les dents, scrutant l'animal qui zigzaguait à gauche et à droite. Avant de lever les yeux au ciel.

— Arrêtez, vous me donnez le tournis.

Bras croisés et avec la ferme intention de le ramener en lieu sûr, la demoiselle au teint diaphane fit quelques pas fermes vers lui, attrapant son bras pour le hisser contre elle. À contre cœur, mais, ils ne vont jamais se rendre à destination si elle le laissait comme ça, en si piètre état !

— Cessez de bouger comme ça.. C'est... Oh. Votre haleine.

Un mélange d'ail, de viande, de vinaigre et de Whisky. L'odeur même de la putréfaction ! La tête tournée, elle le guida jusqu'au coin de la rue, où elle le laissa tomber misérablement au sol. Soit c'était lui, soit c'était eux d'eux. Elle n'allait pas gâcher sa robe - déjà bien suffisamment salie - pour cet ivrogne irresponsable !

— Aller, relevez-vous.

La minette à la chevelure ébène le redressa, hoquetant aux griffes venues se planter contre sa hanche, si soudainement.

— Attention les griffes Bigby, les griffes !

Après autant d'alcool dans le système, il n'avait plus tout à fait le contrôle, surtout qu'il était encore mis en pratique.

Titubant et nauséeux, sa seconde rencontre avec le sol fut inévitable. Toutefois, lorsqu'elle lui intima l'ordre de se remettre debout, il le fit, docilement. Comme un bon, bon chien bien dressé. Aussitôt, les remarques de son dernier adversaire - probablement aussi aviné que lui - lui revinrent en tête.

Était-il vraiment en train de devenir ce chien là ?

Dans un sursaut d'orgueil, il se détacha de Snow White. Il titubait, c'est vrai. Il était en proie à de terribles maux de tête en plus de la brume qui obstruait son esprit et - heureusement - ses sens, certes. Mais au moins tenait-il debout seul.

" Z'avez pas besoin d'me surveiller. J'ai mordu personne. " Pas encore, tout du moins. " M'prenez pas pour c'que je suis pas. J'sais me gérer seul. "

Ses propos avaient beau manquer de cohérence, sa pensée lui semblait claire. L’œil teinté d'or, il toisait avec dégoût la neige sale qui recouvrait les rues de Fabletown tandis qu'il avançait, clopin-clopant, vers les Woodlands.

Qu'est ce que la ville avait pu faire de lui ? Nous étions bien loin de la magnificence du loup d'antan.

L'adjointe Maire le suivait derrière, adoptant un rythme, lent, très très lent, pour ne pas dépasser le shérif. Rester à son rythme à lui, en gros. Dans une grimace, elle le scrutait, qu'avait-il dit ? Elle n'avait pas bien compris... Ou ne l'avait-il pas bien prononcé.

— Vous prendre pour ce que vous n'êtes pas ? ... Que voulez-vous dire ? Bigby je vous ai simplement dit de vous relever et quand j'offre mon aide, vous la refusez.

Elle tira une moue désespérée. Non franchement, était-il sérieux ?

— Bien que vous êtes déjà le dernier des idiots en temps normal, le fait de ne pas être dans votre assiette empire votre situation. Bigby, être un shérif ne se résume pas à boire et à moisir dans les plus miteuses tavernes du quartier.

Dans un réflexe, elle attrapa son col pour le tirer en arrière, lui évitant le carrosse qui passait devant eux, dans les petites ruelles encore vides de Fabletown.

— Faites attention grand maladroit, vous auriez pu blesser ce pauvre cheval... Et ce chauffard.

Elle passa devant et resta à ses côtés, main agrippée à sa manche de veston. Ils tournèrent un coin de rue et purent finalement apercevoir les Woodlands de là où ils étaient. ENFIN.

" Vous avez raison... 'Semblerait qu'être shérif veuille dire que toute vot'... Société d'pêteux d'Fables soient en droit d'me cracher dessus. "

Il tangua tandis qu'elle l'arrêtait et c'est avec des yeux exorbités qu'il regardait l'attelage passer.

" Dire qu'il y a pas si longtemps, je l'avalais, ce chauffard. Et ce cheval. "

Mené par la petite dame blanche comme neige, sa manche fermement retenue par sa main, il posa un regard trouble sur les Woodlands. Ô Joie, on le ramenait dans sa geôle.

" 'Manquerait plus que votre... Patron me voit, 'lui donnera une occasion de brasser de l'air et... Hurler avec sa voix de crécelle... " Il battit l'air de sa main, lèvre retroussée. " Vous êtes certaine que lui, je ne peux pas le manger ? "

Depuis quand demandait-il la permission, pour ça, d'ailleurs ? Il soupira, défait. Bha. Crane devait avoir un goût déplorable, de toutes façons. Alors qu'ils entraient dans le bâtiment, il posa sa main de libre contre ses yeux.

" Ils m'avaient dit que l'alcool me ferait me sentir mieux. Z'avaient tort. "

Snow le traînait jusqu'aux Woodlands, agacée du comportement mou et déplorable de Bigby Wolf, bon en même temps elle ne pouvait pas lui en demander plus, il était encore tout fraîchement sorti de la forêt. Ignorant ses dires, Snow White entra dans le bâtiment dans un soulagement, il faisait froid dehors et Bigby n'avait pas cessé de glisser et de tomber. Jetant un coup d'oeil à la bâtisse, elle se dirigea vers les escaliers et tira derrière elle le shérif par le poignet.

— Essayez de ne pas tomber Wolf et cessez de vous plaindre, Crane n'est pas si mal que ça... Et si vous le mangez, les citoyens auront peur de vous. Il vous faut prouver qu'il y a quelque chose de bon en vous, pas le contraire.

Elle grimpa les étages avec son collègue qui peinait à tenir debout, puis ils rejoignirent le couloir de la première étage résidentielle, où Bigby logeait. Snow l'avait hissé contre son épaule, mais l'homme glissa un brin sur le bois humide et il roula contre elle, sa tête atterrissant lourdement entre ses deux seins. Le secrétaire hoqueta de surprise, de panique et d'agacement.

— Nom d'une pipe ! ... Espèce de Gouj- ... Retirez-vous de là !

Ses traits d'abord dessiné par la surprise se changèrent pour ceux de la colère. Elle écrasa ses joues entre ses mains et releva la tête lourde, ce maladroit, il était en train de s'endormir !

— Ça vous amuse, n'est-ce-pas ? Venez. C'est juste ici, allez encore un peu de courage Shérif ! ... Il ne vous manque plus que quelques pas pour franchir la porte.

Et victoire ! Ils traversèrent le cadre qui menait à sa loge, aussitôt Snow le laissa contre un fauteuil, un vieux fauteuil d'époque marron-rouille. Elle referma la porte derrière et replaça sa chemise, cherchant de quoi abreuver le saoulons.

En toute honnêteté, ce soudain retours au chaud n'avait fait qu'accroître les effets de l'alcool. Titubant le long des couloirs, il aurait tout à fait pu se coucher là et s'endormir si une brunette ne s'était pas mis en tête de l'y suivre et de veiller à ce qu'il ait un comportement correct.

Un brin dégrisé lorsqu'il sortit son visage de son décolleté, il cligna plusieurs fois des yeux avant de comprendre.

" Qu'est ce qui m'amuse ? "

Pas le temps de lui répondre qu'il atterrissait déjà dans le fauteuil qu'on lui avait attribué. Laissa sa tête dodeliner vers l'arrière, il se frotta les yeux d'une main avant d'articuler.

" Vous inquiétez pas, Miss'White. Ils m'ont dit que j'irais bien demain. "

Entièrement disponible pour effectuer son travail ! ... Probablement aux affres d'une sévère gueule de bois, mais soit. Bigby regardait Snow aller du coin de l'oeil, fouiner sans gêne ses placards à la recherche d'il ne savait quoi... Fermant les yeux, il finit par soupirer.

" Je sais vraiment pas pourquoi vous êtes venues me chercher. "

Le ton de sa voix paraissait encore groggy et lui même n'étais pas certain de parler uniquement de ce moment où elle l'avait relevé, dans la rue.

Un grand méchant loup à Fabletown... il y avait tout de même de quoi se poser des questions, non ?

— Je me suis posé la même chose en vous voyant dans la Neige, Mr Wolf. Je suppose que je ne voulais pas le faire demain, durant mes vraies heures de travail.

Elle avait levé les yeux au ciel, rapportant à Bigby de l'eau fraîchement puisée avant qu'elle ne s'installe à ses côtés. Sur le vieux meuble après avoir repoussé et replacé ses jupes. Elle scruta ses traits, puis son oeil au beurre noir avant qu'elle ne touche sa joue salement amochée.

— Comment vous êtes vous fait ça Bigby ? Vous êtes vous battu ?

Elle frôla la joue sensible du loup du bout de ses doigts, puis caressa sa joue, ou plutôt la posa-t-elle sur lui pour retourner son visage vers elle et poser un linge humide et froid contre son oeil blessé.

— Ça fait du bien ?

Elle avait plongé ses yeux bleus océans dans les siens, puis lui avait envoyé un petit sourire moqueur, non parce qu'elle n'était pas vraiment rancunière et que son comportement ne l'avait pas particulièrement choquée.

— Je vais soigner vos blessures, l'alcool risque de piquer un peu, mais c'est pour votre bien, gardez ceci contre votre œil. Cela diminuera l'enflure et soulagera la douleur.

Une fois dans son siège, Bigby s'autorisa à se détendre, laissant sa tête basculer vers l'arrière. Snow pouvait bien faire ce qu'elle voulait dans son appartement. Il savait pertinemment que rien ne pouvait l'en empêcher.

" Si je me suis battu ? Et comment l'avez-vous deviné ? Je pensais que c'était MOI le shérif, ici. " Son ton était amer, et sa tentative d'humour ne le fit pas sourire d'avantage. " Oui, je me suis battu. Quelques Fables étaient déjà sur place, m'ont appelé "chien domestique", m'ont dit qu'ils n'avaient pas besoin de moi... Maintenant je sais que j'encaisse moins bien ce genre de discours après deux verres. "

Il s'était tut au contact frai de la main de Snow White contre sa joue. Soumis à son traitement, il ne bougea pas d'un cil. En quelques siècles de monstruosité, on oubliait jusqu'à l'existence même de la douceur et le brave shérif n'en avait plus l'habitude. Soudain timide, le regard fuyant, il fit comme la dame lui disait et pressa la compresse improvisée sur son œil.

" ... Ca ne me faisait plus mal, de toutes façons. Demain je n'aurai plus rien. "

Sourcils froncés, il la regardait manipuler une bouteille d'alcool.

" Secrétaire et infirmière, les Woodlands vous ont chargé de veiller à ce que leur grand méchant shérif ne s'abîme pas trop ? "

Retroussant sa lèvre supérieure, il peinait à dissimuler une grimace de douleur lorsque l'alcool piqua sa peau abîmée. Blessé tant au visage qu'à l'orgueuil, il se tassait dans son fauteuil, autant en retrait que possible. Un véritable enfant en visite médicale ! Ou plutôt louveteau, vu le glapissement digne d'un chiot qui finit par s'échapper de sa gorge.

Peu encline à jouer au jeu du shérif, c'est à peine si la jeune secrétaire répondait aux piques de ce dernier, occupée à prendre le bon traitement pour la bonne blessure.

Ah, mais elle n'allait pas se priver de jeter elle aussi son venin.

— Oh non, Mr Wolf. Je tiens surtout à éviter que vous détruisiez la ville avant qu'elle n'aille été achevée.

Son regard bleu scrutait les traits abîmés du tout nouveau shérif et vu son état, il allait en garder quelques traces le lendemain, tout au plus. N'y avait que son orgueil de réellement touché, lui guérirait probablement dans les prochains mois !

— Cessez de bougez, vous êtes sensé être costaud et ne jamais avoir mal, Bigby. Si ça ne vous convient pas que je vous soigne, cessez de vous battre contre la population de Fabletown.

Après son traitement, la brunette se redressa dignement, rigide. Elle rangea dans les compartiments les produits qu'elle venait d'utiliser et se ramena vers le loup, cherchant des yeux sa trousse de bandages.

— J'espère que vous n'en prendrez pas une habitude.

Après avoir agrippé sa trousse, elle replongea son regard sévère et presqu'insensible vers celui, doré, de son collègue.