Il avait quelques objets à rassembler, des gens à voir, d’autres à oublier. Bref, ses affaires à la ferme n’étaient pas totalement terminées. Son accord avec Blue Beard était encore récent et le Chat avait un peu du mal à s’habituer à son apparence humaine. Il se regardait avec un air étrange dans chaque miroir qu’il croisait et faisait des gestes légèrement amples et lents, ce qui donnait parfois l’impression qu’il interprétait une chorégraphie.

A regret, il avait abandonné cette apparence dès qu’il avait posé le pied sur le territoire de la ferme. Il n’était déjà pas apprécié, inutile de remué les vieilles rancœurs et de se pavaner aux yeux de tous. Il valait mieux être discret et c’est ce que sa taille de chat lui permettait.

Quelques mots avec le renard lui apprirent les dernières nouvelles. Il faudrait qu’il songe à avoir de bons contacts sur place s’il voulait éviter tout déplacement inutile à l’avenir. Il avait appris à haïr ces lieux tant il les connaissait par cœur. Comment diable certains domestiques supportaient-ils de vivre dans les mêmes pièces durant une vie entière ?! Il fallait être fou.

La seule chose qu’il appréciait peut-être était la forêt qui conservait quelque chose de magique et de majestueux en raison de ses habitants merveilleux. Aussi avait-il emprunté ce chemin. Botté trottinait entre les arbres, pas très loin de Smalltown, à laquelle il ne mettait jamais les pieds : les souris et les minuscules n’appréciaient de voir ses canines dans le coin.
Au détour du chemin, son attention fut retenue par une mélodie lointaine… Les sirènes n’étaient pourtant pas si proches... Intrigué par la musique, il se dirigea vers sa source sans réfléchir. Après tout, il pouvait se permettre un détour.

Botté suivit la mélodie jusqu’à un haut arbre, dont elle semblait émaner comme un chant féérique. A vrai dire, ce n’était pas loin de la vérité, mais le Chat ne savait pas encore à qui il avait affaire, et il se contenta de s’asseoir au pied du tronc, levant les yeux vers l’enfant qui se trouvait assis dans ses branchages. Celui-ci ne semblait pas troublé par la présence de l’animal et il continua sa chanson un moment avant de s’arrêter, saluer et de sauter à terre.

Ainsi c’était lui, Peter Pan. Botté ne l’avait jamais rencontré, mais son nom était connu parmi les fables qu’il fréquentait. Il s’était toujours demandé à quoi pouvait ressembler un enfant éternel, et la réponse se trouvait désormais devant lui. Il resta coi un instant, ne souhaitant pas gâcher le plaisir de la devinette au gamin. Il manqua de grincer des dents en se voyant appeler Dinah… Décidément ce Peter n’avait pas peur de ne pas mâcher ses mots.

Il valait mieux ne pas s’en faire un ennemi, si l’on en croyait les rumeurs, Peter Pan était à la tête d’un sacré groupe de gosses, et pourrait se révéler plus qu’utile dans la quête de certaines informations. Son réseau d’indic avait été quelque peu bouleversé par l’arrestation du Crooked Man et Botté tâchait tant bien que mal de le reconstituer. Il se redressa sur des pattes arrières comme il en avait l’habitude du temps où il portait des bottes et il fit une gracieuse révérence en guise de salut.

- Peter Pan en personne, je n’oserai y croire.

Il haussa les épaules dans une mimique presque humaine et poursuivit :

- Hélas, je suis bien le Chat Botté, mais il y a quelques temps, les circonstances m’ont obligées à vendre mes bottes et aujourd’hui, personne ne me reconnait… Je te remercie d'avoir pensé à moi, peu l'auraient fait !

Ce n’était pas l’exacte vérité, mais il n’avait pas besoin d’en savoir plus, et si le Chat savait quelque chose à propos du garçon, c’est bien qu’il n’avait pas apprécié quitter son île. Il prit un air peiné et fit mine de changer de sujet :

- Qu’est-ce qui t’amène donc par ici Peter Pan ? Fuirais-tu le vacarme de la ville ?

Mais oui, que pouvait-il bien faire par ici celui-là ? Il y avait fort à parier qu’il ne venait pas juste jouer de la flûte dans les arbres…

Plus il discutait avec les fables, plus il semblait à Botté que chacun avait un petit quelque chose qui le rattachait à son monde, un petit détail, une personne, un objet, un petit rien qui maintenait la magie dans le cœur. Lui n’avait jamais particulièrement « aimé » ses bottes, elles lui avaient rendu un fier service et l’avaient fait connaître, mais c’était tout. Quant aux connaissances… Disons qu’il ne s’attachait pas facilement et rarement durablement.

Comme toute personne connaissant l’histoire de Peter Pan, Botté avait entendu parler de Tinkerbell, mais pour des raisons évidentes (puisqu’il évitait les fées), il ne l’avait jamais rencontrée. Le détective avait durant une période tâché de recenser tous les contes et les fables auxquels il pourrait avoir à faire, si bien qu’à ce jour il n’était pas mauvais pour en reconnaître les personnages, ne serait-ce que de nom. Les mundanes avaient une façon parfois étonnante d’en parler et il arrivait qu’il ait des surprises lorsqu’il se fondait sur un texte trouvé dans une librairie quelconque à New York.

Il ne précisa pas à Peter que ce n’était qu’une manière de parler quand il parlait de fuite. Le gamin avait l’air susceptible, et il ne voulait pas se risquer à ce jeu.

- Je suis désolé, je ne connais pas vraiment de fées, elles ont un peu… peur de moi je crois, alors je ne savais pas.

Le plus gamin des gamins, c’était bien Peter Pan. Botté eut à peine le temps d’enregistrer l’information qu’il filait déjà dans les bois et le chat n’eut pour toute solution que de le suivre en courant. Discuter allait se révéler un peu… délicat.
Les rumeurs qui disaient que les chats n’aimaient pas l’eau n’étaient pas fondées dans le cas de notre Maître Chat en tous cas, et une fois arrivé à l’onde, celui-ci n’hésita pas à effleurer l’eau avec ses pattes.

- A propos d’enfants, tu ne crois pas que tu vas manquer à tes protég…

VLOUF.

Une gigantesque gerbe d’eau venait de tremper les chats des pieds à la tête, il resta abasourdi et déconcerté, sans même regarder autour de lui pour savoir de qui venait l’offense. Honnêtement, on se fiche des chiens mouillés, mais aurait-on vu la tête de Botté en cet instant que l’expression aurait été amenée à changer, et pas pour le bien du genre félin…